La scène, qui n'a jamais été racontée, se déroule au Kremlin, le 12 août, en début d'après-midi. Nicolas Sarkozy est seul face à Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev. Il essaie de convaincre les deux Russes d'arrêter les combats en Géorgie et surtout de ne pas prendre Tbilissi. Il sait qu'une grande partie de l'armée russe veut aller jusqu'au bout et renverser Saakachvili. Comment ? Grâce aux interceptions des services secrets français ! Selon une note de la direction du renseignement militaire à ce sujet, certains responsables de l'état-major à Moscou conseillent à leurs chefs de foncer puisque la voie est libre. Sarkozy sait aussi - ou croit savoir qu'un pouvoir géorgien fantoche a été constitué par le Kremlin et qu'il est prêt à prendre la relève.


Ou comment le président de la République, qui avant son élection n'avait pas de mots assez durs envers Poutine et rêvait de faire plier Moscou, a fini, au pouvoir, par devenir un partenaire très accommodant. Une enquête de Vincent Jauvert

La scène, qui n'a jamais été racontée, se déroule au Kremlin, le 12 août, en début d'après-midi. Nicolas Sarkozy est seul face à Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev. Il essaie de convaincre les deux Russes d'arrêter les combats en Géorgie et surtout de ne pas prendre Tbilissi. Il sait qu'une grande partie de l'armée russe veut aller jusqu'au bout et renverser Saakachvili. Comment ? Grâce aux interceptions des services secrets français ! Selon une note de la direction du renseignement militaire à ce sujet, certains responsables de l'état-major à Moscou conseillent à leurs chefs de foncer puisque la voie est libre. Sarkozy sait aussi - ou croit savoir qu'un pouvoir géorgien fantoche a été constitué par le Kremlin et qu'il est prêt à prendre la relève.

Le président français interpelle Poutine et Medvedev : «Vous ne pouvez pas faire cela, le monde ne l'acceptera pas.» Poutine réplique dans son langage ordurier habituel : «Saakachvili, je vais le faire pendre par les couilles.» «Le pendre ?» demande le président français, effaré. «Pourquoi pas ? répond le Premier ministre russe. Les Américains ont bien pendu Saddam Hussein.» «Oui, mais tu veux terminer comme Bush ?», rétorque Sarkozy. Poutine est interloqué. Comme Bush ? Il réfléchit puis lâche : «Ah, là, tu marques un point.» C'est gagné : Saakachvili sauve sa tête et ses... Cet échange fleuri, épisode crucial de la geste géorgienne de Sarkozy, nous a été relaté par Jean-David Levitte, le conseiller diplomatique à l'Elysée. Normal : il donne le beau rôle au président français, auquel beaucoup, en Europe comme en France, reprochent d'avoir - par ignorance ou par calcul - trop cédé aux Russes cet été. Même le président du groupe d'amitié France-Russie à l'Assemblée, l'UMP Hervé Mariton, le dit : «Nous avons été h caricature de nous-mêmes, une France faible sur les principes.» «Ce ne sont que sornettes», répond l'onctueux Levitte, alias «Diplomator».

Sornettes ? Pourtant, ce même 12 août à Moscou, Nicolas Sarkozy affirme haut et fort qu'il est «parfaitement normal» que Moscou défende les «russophones à l'extérieur de la Russie», faisant ainsi sienne la propagande néo-impériale du Kremlin. Certes, plus tard, il assure que les Russes vont se retirer sur les positions qu'ils occupaient avant le début de la guerre. Et menace, plusieurs fois, d'en «tirer les conséquences», s'ils ne le font pas. Mais, à ce jour, les Russes ne se sont pas repliés partout. Au contraire, ils ont annexé des morceaux de la Géorgie où ils n'étaient pas présents avant le conflit : la vallée de la Kodori et la ville d'Akhalgori, à soixante kilomètres de Tbilissi. En outre, ils refusent que les observateurs européens pénètrent en Ossétie du Sud et en Abkhazie.

Qu'en dit Nicolas Sarkozy ? Rien. Mieux, ou pis, il applaudit le Kremlin. Ainsi, le 8 octobre, le président français, lors d'une conférence organisée par l'Ifri à Evian (et financée, en partie, par l'oligarque préféré du Kremlin Oleg Deripaska), remercie Medvedev d'avoir «rempli tous ses engagements». Traduction : on peut reprendre le «business as usual» avec le Kremlin et notamment les négociations sur un «partenariat stratégique», à Bruxelles. Bref, il est temps de passer l'éponge et d'accepter les faits accomplis russes dans le Caucase - un «Kosovo à l'envers», selon la formule d'Alain Mine, qui se félicite de l'habileté diplomatique de son ami Sarkozy. «Sarkozy a fait exactement ce que nous espérions : donner, de fait, la bénédiction de la France à l'annexion de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud», dit un officiel russe. Il ajoute : «Rendez-vous compte, il est aujourd'hui le meilleur ami de la Russie en Europe, son meilleur avocat en tout cas. Et nous qui étions si inquiets quand il a été élu ! Qui aurait pu imaginer ce revirement ?»

Et quel revirement ! Conversion ou reniement ? Souvenons-nous. Pendant la campagne électorale, Nicolas Sarkozy milite pour la défense des droits de l'homme en Russie et contre la realpolitik façon Jacques Chirac. Il dénonce «le silence sur les 200 000 morts en Tchétchénie» et assure qu'il vaut «mieux serrer la main de Bush que celle de Poutine».
En décembre 2006, il organise un petit déjeuner «Russie» place Beauvau. En catimini, pour ne pas s'attirer les foudres de Chirac, il convie à sa table les critiques plus féroces du Kremlin à Paris. «Sarkozy nous tient alors un discours très antipoutinien, se souvient l'un des participants. Il dit que, s'il entre à l'Elysée, il invitera Garry Gasparov [le champion d'échecs devenu la bête noire de Poutine]. Et il parle avec chaleur de son ami «Micha» Saakachvili.» «A l'époque, il avait des convictions très fortes, résume son conseiller stratégique d'alors, Pierre Lellouche. Enfin, je crois...»

En retour, Poutine bat froid le candidat Sarkozy. Il refuse de l'accueillir au Kremlin quand il est invité à Moscou par son homologue de l'Intérieur. Le président russe ne cache pas sa préférence pour Dominique de Villepin, le poulain de son ami Chirac. Et quand le candidat de l'UMP est élu, le 6 mai, il attend plusieurs jours avant de le féliciter. D'autant que le premier chef d'Etat reçu à l'Elysée par le nouveau président n'est autre que... Saakachvili. «Mais, la campagne finie, dit sans ambages «Diplomator» Levitte, il fallait passer à autre chose : place à la France et à ses intérêts.»

Du jour au lendemain, l'approche sarkozyenne de la Russie change radicalement. L'hôte de l'Elysée cherche à établir des rapports personnels avec les chefs du Kremlin dont il a pourtant dit pis que pendre quelques semaines auparavant. «Tout de suite, dit un officiel russe, l'équipe de Sarkozy nous fait comprendre qu'elle veut maintenir la même coopération que sous Chirac.» C'est d'autant plus simple que le nouveau président n'a pas confié de postes clés aux partisans d'une attitude musclée envers la Russie, tel Pierre Lellouche, qui voit dans sa mise à l'écart le résultat d'une opération d'intox de Moscou. Au contraire. Les nouveaux responsables de la politique étrangère française connaissent de longue date leurs homologues russes et les apprécient. Quand Kouchner représentait l'ONU au Kosovo, Sergueï Lavrov, son alter ego à Moscou, était ambassadeur aux Nations unies. Les deux hommes se tutoient depuis des années. De même, Levitte, dont le père était russe, retrouve son ami Sergueï Prikhodko, le sherpa de Poutine (et désormais de Medvedev). Où ? A la place exacte où il l'avait quitté en 2000, quand lui-même était déjà à l'Elysée, conseiller diplomatique de... Chirac. «Diplomator» était aussi le collègue de Lavrov à l'ONU, au moment où la France et la Russie faisaient bloc contre l'Amérique et sa guerre en Irak. Tout cela crée des liens, des liens particulièrement forts.
Ce n'est pas tout. Matignon est désormais dirigé par des partisans de rapports très étroits avec Moscou. Au premier rang desquels François Fillon, lui-même (en avril dernier, il sera le premier responsable occidental à justifier publiquement le refus des candidatures de la Géorgie et de l'Ukraine à l'Otan par la nécessité de ménager Moscou) . Deux des plus proches conseillers du Premier ministre, Jean de Boishue et Igor Mitrofanoff, parlent admirablement la langue de Pouchkine et se rendent régulièrement, depuis longtemps, à Moscou. De Boishue y était déjà avec Pompidou...

Bref, tout est en place pour une relation franco-russe «intense», comme on dit au Quai-d'Orsay. D'ailleurs très vite après son arrivée aux Affaires étrangères, Kouchner fait savoir à Lavrov que la France veut être «l'interlocuteur privilégié de la Russie en Europe». L'annonce n'est pas publique mais elle est officielle. Elle revient à vouloir damer le pion à l'Allemagne. Rien de moins. Au sommet du G8, début juin 2007, en Allemagne justement, Sarkozy rencontre pour la première fois Poutine. L'homme l'impressionne. «Un vrai dur», dit-il. Même âge, même taille (ou presque), même démarche, même langage cru, ces deux-là semblent faits pour s'entendre. Nicolas essaie de charmer Vladimir. Entre deux séances de travail, il téléphone à Cécilia qui n'est pas de la fête. Il dit à Poutine : «J'ai parié avec elle que tu lui parlerais». Et il lui passe son portable. Si bien que la femme du président de la République échange quelques mots en anglais avec le maître du Kremlin, tout sourire. Politesse pour politesse, Poutine appelle quelques jours plus tard Sarkozy afin de lui annoncer une bonne nouvelle : parmi les grands groupes internationaux en compétition, il a choisi Total pour exploiter avec Gazprom le gigantesque champ gazier de Chtockman, en Sibérie. Un beau cadeau pour sceller leur amitié naissante.
Quelques mois plus tard, en octobre 2007, Poutine reçoit Sarkozy dans sa datcha. Les deux hommes font le tour des affaires en cours : le Liban, où le Russe accepte de pousser le Hezbollah et la Syrie à soutenir le candidat de la France à la présidence; le Tchad où il se dit prêt à envoyer des hélicoptères pour aider la force européenne. Après le dîner, le chef de l'Etat français briefe quelques journalistes à l'hôtel National, à deux pas de la place Rouge. Il est dithyrambique. «Vladimir est très intelligent, très au courant des affaires du monde. Et il n'est pas fermé.» Bref, il ne «correspond pas au portrait un peu binaire, un peu réduit, fait dans la presse.» En réalité, la rencontre ne s'est pas si bien passée que cela. Poutine refuse catégoriquement d'augmenter les pressions sur l'Iran. Il ne marche plus aux claques dans le dos, il s'est raidi. La méthode du KGB, dit-on à Sarkozy. Ce dernier est déçu, décontenancé. Mais il continue de poursuivre le chef du Kremlin de ses assiduités.

En décembre 2007, le parti de Poutine remporte haut la main les élections législatives. Et pour cause : elles sont truquées. Angela Merkel et Gordon Brown mettent en doute leur caractère démocratique. Pas Sarkozy qui se débrouille pour être le premier chef d'Etat à féliciter le chef de Kremlin. La nouvelle fait des vagues. Le philosophe André Glucksmann appelle l'Elysée. Il aimerait que le président en sache plus sur la réalité du pouvoir «néo-soviétique» à Moscou. Il lui propose d'écouter un grand spécialiste de la chose. Sarkozy doit bien ça à Glucksmann qui l'a soutenu pendant la campagne. Début janvier 2008, le chef de l'Etat reçoit donc, en secret, un anti-Poutine virulent, Vladimir Boukovski, l'un des dissidents les plus célèbres de l'ex-URSS, qui a passé des années en hôpital psychiatrique.

Pour la première fois, celui-ci raconte son audience à l'Elysée : «André Glucksmann voulait que j'explique à Sarkozy qui étaient vraiment les créatures au pouvoir au Kremlin, ces anciens du KGB que je connais malheureusement si bien. Pendant une heure, je lui ai dit qu'il était dangereux de faire copain-copain avec ces gens-là, qu'il n'y gagnerait rien si ce n'est un certain mépris, et qu'il risquait de se faire avoir. Il semblait d'accord.» Mais Boukovski ajoute, déçu : «La visite, très courtoise, n'a servi à rien. Sarkozy a continué ses relations ambiguës avec Poutine puis Medvedev.»

De fait au printemps 2008, il est le premier à féliciter - encore ! - le nouveau président russe, Medvedev, de sa très large (mais fort peu démocratique) élection. Puis il envoie Kouchner le jauger. Medvedev sera-t-il plus facile à manoeuvrer que Poutine ? Il est tout miel avec le ministre français. Remerciement pour le «non» de la France à la candidature de la Géorgie et de l'Ukraine dans l'Otan et... proposition d'une entente commerciale pour vendre ensemble du nucléaire civil à l'étranger ! Réponse de Kouchner, toujours la même : la France entend être l'interlocuteur privilégié de la Russie. Il promet de convaincre les autres Européens de signer un partenariat «stratégique» avec Moscou. «A mon retour, j'ai dit à Sarkozy que Medvedev n'était pas une marionnette, raconte le french doctor. Il est jeune, timide et très surveillé, mais aussi très intelligent et ambitieux. J'ai expliqué au président qu'il y avait une carte à jouer avec lui.» C'est dire si la crise géorgienne tombe mal. Elle risque de tout ficher par terre. A moins que... Sarkozy échafaude un plan : tirer profit du conflit en nouant avec le nouveau président russe, qui joue là sa carrière internationale, une relation unique. Le 2 septembre, au cours d'un déjeuner à l'Elysée, le président français décrit sa nouvelle stratégie à un groupe de spécialistes, réunis par l'incontournable André Glucksmann, notamment son fils Raphaël, la journaliste Laure Mandeville, la politologue Marie Mendras (1) et Hélène Carrère d'Encausse. «Il nous a dit qu'il pensait que Medvedev était réellement plus libéral que Poutine et qu'il fallait l'aider à renforcer sa position, dit l'une des personnes présentes à cette rencontre confidentielle. Il se voit jouer auprès de lui le même rôle que Thatcher avec Gorbatchev.» Vaste programme.
Le président français déploie cette stratégie «thatchérienne» une semaine plus tard, le 9 septembre, dans une datcha moscovite. Là, les deux hommes négocient l'application du plan en six points sur la fin des hostilités en Géorgie. Les Russes bloquent sur une phrase clé. Sarkozy menace de partir. Il lance à Medvedev : «Dimitri, t'as 42 ans, t'es un jeune dirigeant et t'as une bonne image. C'est une chance incroyable. Ne la gâche pas.» Puis il menace : «Si tu refuses, je ne pourrai pas empêcher les Européens de prendre des sanctions contre toi. Tu veux vivre comme un proscrit ?» D'après Kouchner, c'est comme cela, à la tchatche, que Sarkozy aurait arraché la signature du président russe, apparemment plus apprenti autocrate effrayé que Gorbatchev en herbe.

Thatcher ou pas, un pacte implicite est scellé. Depuis, Nicolas et Dimitri font assaut d'amabilités. D'abord, selon une source sûre, Sarkozy renonce à vendre à la Géorgie le matériel de guerre que Tbilissi voulait acheter avant le conflit, et en particulier, une corvette de surveillance maritime. Tandis qu'il accepte, concession symbolique forte, que le croiseur «Pierre le Grand», le plus grand navire de la flotte russe, fasse escale à Toulon. Et cela, quelques semaines seulement après l'invasion de la Géorgie ! Il faut dire que selon la lettre confidentielle «Russia Intelligence», Moscou pourrait bientôt acheter des bateaux de guerre français; et que le président d'Alstom, Patrick Kron, un proche de Sarkozy, vient de signer un accord faramineux avec le patron des chemins de fer russes, un intime de Poutine. Avec, à la clef, un marché potentiel de 85 milliards d'euros. Sornettes ?